La tactique du jeu à Sans-Atout (M. Bessis - Bridgeur n°738 - mars 2001)

 

Cet article fait partie d’une trilogie :

-        Quelle couleur affranchir

-        Le laissez-passer

-        Manœuvre d’évite (cet article)

 

3ème partie : Les manœuvres d'évite

 

Nous terminons, ce mois-ci, notre étude de la stratégie à employer dans les contrats à Sans-Atout par la des­cription des manœuvres utilisables pour empêcher un adversaire donné de prendre la main.

Avant d'aborder le sujet proprement dit, il convient de récapituler ce que nous avons vu jusqu'à présent. L'adversaire entame d'une couleur contre votre contrat à Sans-Atout :

1 - Vous comptez vos levées gagnantes

2 - Vous choisissez la couleur à affranchir en fonction, rappelons-le :

- du nombre de levées qu'elle peut vous apporter

- du nombre de fois qu'il faut donner la main

- du nombre de levées que vont faire les adversaires

- de la présence d'un adversaire dangereux.

3 - À l'issue de ce choix, vous décidez de prendre ou de laisser passer l'entame pour essayer de diminuer les risques en rendant le plus difficile possible les commu­nications adverses.

4 - La question que vous vous posez à ce stade du coup est de déterminer le maniement de votre couleur prin­cipale qui vous permettra, tout en ne gaspillant pas vos chances de gain, d'arriver au nombre de levées désiré sans donner la main à un adversaire précis dont le retour peut s'avérer mortel.

C'est ce que l'on appelle les manœuvres d'évite.

 

Remarque : nous n'évoquerons pas, pour le moment, les cas où, pour parvenir au nombre de levées désiré, vous devez jouer sur deux couleurs. Par laquelle com­mencer ? Comment les manipuler ? Voici des problèmes auxquels nous nous attaquerons un peu plus tard mais pour lesquels les manœuvres décrites ici vous seront également très utiles.

 

I - L'impasse orientée

 

Vous le savez, bien sûr, une impasse a un sens. Lorsque l'on dit "je fais l'impasse à Trèfle sur (ou contre) Est", cela veut dire que si l'impasse réussit, tout va bien, et que, si l'impasse échoue, c'est Ouest qui prend la main.

V 9 7

 

Face à 

 

A D X 3      parfait si Est est l'adversaire dangereux

 

Déterminer qui va prendre la main en cas d'échec de notre impasse est une question que nous avons large­ment traitée les mois précédents. La réponse à cette question nous permet souvent de choisir une couleur à affranchir ou de décider s'il fallait prendre ou laisser passer avec un arrêt et demi (voir article précédent).

De temps en temps, vous aurez la chance de pouvoir choisir le sens de votre impasse, c'est le cas où vous pos­sédez la combinaison :

R V x x

 

Face à

 

A X 9 x (x)

 

Si Est est dangereux, vous ferez l'impasse contre lui en jouant le Roi puis le Valet. Si c'est Ouest, vous commen­cerez par l'As avant de laisser filer le 10.

Exemple :

♠ X 3

R 7 4

A D 3 2

A V 6 4

 

Face à

 

♠ A 5 2

A X 5 2

R 4

R X 9 7

 

Vous jouez 3 Sans-Atout en Sud, sur entame à Pique après une intervention d'Est à 1♠. Vous devez laisser passer deux fois à Pique de façon à isoler l'adversaire dangereux, ici Est. Vous avez besoin de trois levées de Trèfle mais il faut éviter de lui rendre la main ; vous jouez donc As de Trèfle et Valet de Trèfle laissé filer : Si l'impasse échoue, c'est Ouest, qui n'a plus de Pique, qui prendra la main.

En revanche, si Est ne s'est pas manifesté, Ouest entame Pique dans sa propre longueur. Vous laissez passer deux fois l'entame, toujours dans le but d'isoler l'adversaire potentiellement dangereux (ici Ouest), et jouez ensuite Roi de Trèfle et 10 de Trèfle laissé filer. Si Est prend la main et a encore un Pique, c'est qu'ils étaient répartis 4-4.

 

II - Impasse de sécurité et refus d'impasse

 

Imaginons que, pour réussir votre contrat, vous n'ayez pas besoin de réaliser le maximum de levées dans une couleur déterminée. Imaginons, d'autre part, qu'il existe un adversaire dangereux. Vous devrez alors manipuler votre couleur de travail en prenant toutes les chances de ne pas donner la main à cet adversaire.

Exemple 1 :

Vous jouez 3 Sans-Atout et vous ne devez pas donner la main à Est.

A R V X 6 4

 

Face à 

 

9 8           Est est l'adversaire dangereux

 

- Si six levées sont nécessaires, adoptez votre maniement de meilleure chance : le 9 laissé filer... et puis tant pis si la Dame est mal placée.

- Si cinq levées vous suffisent, jouez As-Roi en tête :

- Si la Dame tombe, c'est gagné

- Si la Dame ne tombe pas, rejouez le Valet. Si elle était troisième en Ouest, vous avez gagné quand même puisque ce n'est pas l'adversaire dangereux.

En fait, vous ne perdez que si la Dame est troisième (ou quatrième) en Est.

C'est ce que l'on appelle le refus d'impasse.

 

Exemple 2 :

A D X 4 3

 

Face à 

 

V 9 6 5 2     Est est l'adversaire dangereux

 

- Si vous avez besoin de cinq levées, faites normalement l'impasse au Roi (avec dix cartes, c'est le bon manie­ment).

- Si quatre levées vous suffisent, adoptez un maniement de sécurité, compte tenu de l'adversaire dangereux, Est : tirez l'As et rejouez de la couleur si le Roi ne tombe pas (vous vous êtes prémuni contre le Roi sec à droite et continuez à gagner si le Roi était bien placé).

 

Exemple 3 :

R D X 6 3 2

 

Face à 

 

A 5           Ouest est l'adversaire dangereux

 

- Vous avez besoin de six levées : tirez en tête As, Roi et Dame.

- Cinq levées vous suffisent : jouez l'As et petit vers le 10. Vous vous prémunissez ainsi contre le Valet quatrième dans la main de l'adversaire dangereux (Ouest).

 

Exemple 4 :

A 7 6 5 3

 

Face à 

 

R V 8 2       Est est l'adversaire dangereux

 

- Tirez en tête (le meilleur maniement) si cinq levées vous sont indispensables.

- Tirez l'As et faites l'impasse à la Dame contre Est si quatre levées vous suffisent.

Cette manœuvre, décrite dans les exemples 3 et 4, est une impasse dite de sécurité puisque vous gagnez votre contrat quelle qu'en soit l'issue.

 

III - L'affranchissement orienté

 

C'est, sans aucun doute, la manœuvre la plus impor­tante à connaître car son domaine d'utilisation est réel­lement très vaste.

Considérons tout d'abord l'exemple suivant où vous avez besoin de quatre levées pour réussir votre contrat.

A 9 4

 

Face à 

 

R X 7 6 3

 

Vous êtes a priori obligé de concéder une levée dans la couleur. Mais, à moins de trouver Dame et Valet chez le même adversaire, vous pouvez choisir à qui vous allez donner la main.

Ainsi, si Ouest est dangereux, vous jouerez le 3 vers le 9 (à travers Ouest) :

                          A 9 4

V 5                 D 5

                          R X 7 6 3

 

Si Est est l'adversaire dangereux, vous jouerez le 4 vers le 10 :

                          A 9 4

V 5                 D 8 2

                          R X 7 6 3

Est est l'adversaire dangereux

 

Dans les deux cas, ce n'est pas l'adversaire redouté qui prendra la main.

Modifions légèrement notre diagramme :

A 8 4

 

Face à 

 

R X 7 6 3

Ouest est l'adversaire dangereux

 

L'absence du 9 rend l'opération plus délicate. Supposez qu'Ouest soit l'adversaire dangereux. Jouez quand même "à travers lui" : le 3 vers le 8. S'il possède D52, il ne peut rien faire ; et s'il détient D92, il peut parfaitement "oublier" de fournir le 9, vous permettant ainsi d'effec­tuer votre coup à blanc orienté. Beaucoup de contrats sont ainsi donnés par les défenseurs qui, ne réalisant pas le danger, fournissent machinalement "petit en second". Sachez en profiter en jouant « à travers l'adversaire dan­gereux » quand vous voulez affranchir votre couleur.

Par ailleurs, ces coups à blanc orientés peuvent être utili­sés « en sécurité », c'est-à-dire en manipulant de façon bizarre des couleurs qui, a priori, ne se prêtaient pas du tout à un coup à blanc.

Vous jouez 3 Sans-Atout en Sud après la séquence :

Sud     Nord

1SA     2

2♠     3SA

 

♠ A D 6 5 4

7 6

A D 4

7 5 4

 

Face à

 

♠ R 9

R D 5

R 7 3

A 9 8 3 2

 

Ouest entame du 3 de Cœur pour le 10 d'Est. Vous prenez et comptez huit levées sûres (trois Piques, un Cœur, trois Carreaux et un Trèfle). La neuvième levée devrait venir des Piques. Mais comment les manier ?

Il ne faut pas donner la main à Est qui pourrait vous tra­verser à Cœur. Rejoignez le mort à Carreau et jouez Pique vers votre 9 ("coup à blanc orienté de sécurité"), ce qui vous permet de trouver votre neuvième levée dès que les Piques ne sont pas 5-1 et qu'Est ne détient pas VXxx.

Les jeux cachés:

♠ X 7                       ♠ V 8 3 2

A V 9 3 2                 X 8 4

V 6 5                     X 9 8 2

V X 6                     R D

 

Remarque : Si vous aviez une levée sûre en moins (sans la Dame de Carreau, par exemple), il faudrait absolument tirer les Piques en tête en espérant un partage 3-3.

 

IV - Les baisers

 

Sous ce nom poétique se cache une manœuvre assez spectaculaire qui consiste, quand le coup à blanc est impossible, à profiter de la présence de la plus grosse carte manquante dans le jeu de l'adversaire non dange­reux pour lui laisser la main quand il fournit cette carte lors de votre affranchissement.

Exemple fondamental :

A R X 4 2

 

Face à

  

8 5 3

Est est l'adversaire dangereux

Réaliser quatre levées dans cette couleur sans donner la main à Est n'est pas possible si celui-ci détient la Dame troisième. C'est très facile (As, Roi et petit) si Ouest détient trois cartes, mais s'il a la Dame seconde, il faudra employer la technique du baiser à la Reine.

Jouez donc vers As-Roi et fournissez l'As si Ouest met une petite carte, revenez dans votre main et réitérez l'opération. S'il fournit la Dame, laissez-le en main.

                          A R X 4 2

D 9                 V 7 6     Est est l'adversaire dangereux

                          8 5 3

1ère levée, retour en main puis :

 

                          R X 4 2

D                   V 7       Est est l'adversaire dangereux

                          8 5

Et le tour est joué !

Remarque : Vous aurez noté qu'il ne faut absolument pas commencer par jouer un honneur du mort car un adversaire avisé en Ouest ne manquerait pas de jeter sa Dame afin de créer une rentrée sûre en Est.

 

Cette technique peut également s'employer contre le Roi (pas de jaloux).

Vous jouez 3 Sans-Atout en Sud sur l'entame du Valet de Pique :

♠ 5

R 9 3

A D 8 6 2

R 7 4 2

 

Face à

 

♠ R D 4

A 7 6 4

9 5

A 6 5 3

 

Vous prenez de la Dame et comptez six levées sûres. Pour gagner votre contrat, vous devez trouver trois levées supplémentaires à Carreau. Il faut donc que le Roi de Carreau soit bien placé et les Carreaux répartis 3-3. Vous jouez donc Carreau vers la Dame et vous faites la levée. Attention, à ce stade, ne tirez pas l'As de Carreau. Ouest se ferait une joie de jeter son Roi permettant ainsi à son partenaire de prendre la levée suivante du Valet. Revenez dans votre main pour jouer vers l'As et s'il fournit son Roi, laissez-le en main (baiser au Roi).

Les jeux cachés :

♠ A V X 9 6                 ♠ 8 4 3 2

D 8 2                     V X 5

R X 4                     V 7 3

D X                       V 9 8

 

Pour en terminer avec tous ces problèmes d'adversaire dangereux, je voudrais vous raconter l'histoire d'une donne jouée à plusieurs tables d'un même tournoi.

Les quatre jeux :

                                          ♠ A D 5 4 3

                                          R 7 3

                                          A 8

                                          7 6 3

♠ 9 8 7                     ♠ R V 6 2

V 5                       X 9 8 6 4

V 9 5                     D 4

D V X 8 2                 R 4

                                          ♠ X

                                          A D 2

                                          R X 7 6 3 2

                                          A 9 5

 

À toutes les tables, Sud joue 3 Sans-Atout. Ouest entame de la Dame de Trèfle pour le Roi d'Est (déblo­cage en flanc avec un honneur second) qui rejoue la couleur. Sud prend et doit affranchir les Carreaux pour gagner son contrat... mais sans donner la main à Ouest.

 

Table 1 : Sud, mathématicien sérieux mais technicien médiocre, joue As de Carreau, Roi de Carreau et Car­reau, chute et déclare : « je n'ai pas de chance de trou­ver trois Carreaux dans la main qui a déjà cinq cartes à Trèfle ».

 

Table 2 : Sud, lecteur assidu du Bridgeur, joue un petit Carreau et passe le 8 (affranchissement orienté) quand Ouest fournit le 5. « Plus un », sans autre commentaire.

 

Table 3 : Sud joue Carreau et Ouest intercale le 9. As de Carreau du mort, Carreau pour la Dame, Roi de Car­reau et Carreau. « Bien joué », dit-il, sportif, à son adver­saire de gauche.

 

Table 4 : même début, Ouest intercale le 9, Sud prend de l'As, rejoue Carreau et laisse Est en main à la Dame (baiser). C'est au tour d'Est d'y aller de son « Bien joué ».

 

Table 5 : Carreau, le 9 en Ouest, l'As en Nord, la Dame en Est (lâcher de carte ?). Chacun a fait son devoir et Sud doit s'avouer vaincu.

 

Moralité: en flanc, quand vous êtes l'adversaire dan­gereux, ne laissez pas le déclarant vous éviter : interca­lez. Quand vous êtes le partenaire de l'adversaire dan­gereux, pensez à ne pas vous laisser mettre en main, débloquez !