La tactique du jeu à Sans-Atout (M. Bessis - Bridgeur n°736 - janvier 2001)

 

Cet article fait partie d’une trilogie :

-        Quelle couleur affranchir

-        Le laissez-passer (cet article)

-        Manœuvre d’évite

 

2ème partie : Le laissez-passer

 

I - Pourquoi laisser passer ?

 

Tout le monde vous le dira, laisser passer la couleur d'en­tame a pour but de couper les communications entre les flancs. Par cette manœuvre, le déclarant épuise les cartes de la couleur dangereuse dans l'une des deux mains. Ayant divisé les risques par deux, puisqu'un seul des deux adversaires peut le gêner, il s'emploiera par la suite à ne pas lui donner la main (ce qui ne sera pas toujours possible d'ailleurs).

Regardons tout cela à l'aide d'une donne très simple.

Vous jouez 3 Sans-Atout en Sud, sur l'entame du 6 de Pique pour la Dame d'Est.

                                          ♠ X 7

                                          R 7 4

                                          A D V 8 5

                                          A 8 4

♠ R V 9 6 4                 ♠ D 5 2

9 8 5                     V X 6 2

7 6 2                     R 3

V 3                       D X 9 6

                                          ♠ A 8 3

                                          A D 3

                                          X 9 4

                                          R 7 5 2

Vous laissez passer la Dame de Pique, puis le retour Pique et prenez au troisième tour. Vous tentez l'impasse à Carreau. Elle échoue mais la main va en Est, qui, à ce stade, ne détient plus de Pique.

En laissant passer, vous avez gagné votre contrat à 100 %. Si vous ne l'aviez pas fait, il aurait été nécessaire de trouver le Roi de Carreau bien placé.

 

Modifions légèrement la teneur des Carreaux et imagi­nons que vous possédiez :

R D V 8 5

Face à

X 9 4

 

A nouveau, vous laissez passer les deux premiers tours de Pique, prenez le troisième et jouez le 10 de Carreau. Si c'est Est (celui qui n'a plus de Pique) qui détient l'As de Carreau, votre laissez-passer a fonctionné. Si c'est Ouest, vous chuterez, mais il n'y avait rien à faire de mieux.

 

Retouchons une dernière fois cet exemple et supposons que les Carreaux se présentent ainsi :

A V 9 4 2

Face à

R X 8

 

Après avoir laissé passer deux tours de Pique, il suffit de faire l'impasse à Carreau contre Ouest (laisser filer le 10) pour assurer son contrat.

Est-ce à dire que le laisser passer est l'arme absolue et qu'il faut l'utiliser aveuglément ? Certainement pas.

 

II - Les limites du laissez-passer

 

Vous avez deux questions principales à vous poser avant de prendre la décision de laisser passer.

- Y a-t-il un autre retour à craindre ?

- Est-ce que le laisser passer ne coûte pas une levée ou une tenue dans la couleur ?

 

1) La crainte d'un autre retour

 

Vous jouez 3 Sans-Atout sur entame du 6 de Cœur pour La Dame d'Est.

♠ 7

X 5 3

A D X 9 4

D X 7 3

Face à

♠ R 9 6

A 8 4

V 7 2

A R V 6

 

Vous avez cinq levées sûres. Il faut affranchir les Car­reaux pour parvenir au total voulu. La tentation de laisser passer la Dame de Cœur est grande car on épui­serait ainsi les Cœurs d'Est. Mais attention, un retour Pique de sa part pourrait avoir des conséquences dramatiques. Il faut donc prendre l'entame et espérer le Roi de Carreau placé.

Les jeux adverses :

♠ A 8 5 3                   ♠ D V X 4 2

R V 7 6 2                 D 9

R 6 5                     8 3

2                         9 8 5 4

 

2) La perte d'une levée ou d'une tenue

 

Certaines teneurs ne supportent absolument pas un laissez-passer dans la couleur d'entame. Il faut impérative­ment savoir les reconnaître.

- Tout d'abord, sous peine d'être grotesque, il ne sera pas question de laisser passer si vous risquez de ne plus tenir du tout la couleur. Exemples :

          9 4

5                     V

          R 6 2

Si vous ne prenez pas du Roi, vous ne ferez aucune levée dans la couleur et les adversaires encaisseront tous leurs Piques.

          8 2

4                     X

          R V 6

Idem, dans ce deuxième cas, vous remarquerez que si Est avait fourni la Dame, un laissez-passer aurait été envisa­geable car une levée serait toujours réalisable dans la couleur.

 

- D'autre part, sachez prendre la première levée quand vous assurez ainsi une seconde tenue dans la couleur. Exemples :

          V 7 4

R                     2

          A 5

Le Valet tient encore.

 

          X 6 4 3

D                     R

          A 2

Le 10 vous assure une deuxième tenue.

 

          V 5 3

4                     D

          A 9 8

Vous avez localisé le 10 chez l'entameur. La couleur est donc encore tenue si vous prenez.

 

          V 3

4                     D

          A X 6

Ultra classique. Ne perdez pas de levée en duquant.

 

Il sera plus difficile de repérer les situations où le fait de prendre vous permet d'être sûr que, dans la couleur d'entame, les adversaires ne peuvent encaisser toutes leurs levées en raison d'un blocage.

Exemple :

          X 6 5 3

7                     9

          A 4

Il faut prendre de l'As car vous savez que l'entameur ne peut posséder R D V 7 (2). En conséquence, soit la cou­leur adverse est répartie 4-3, auquel cas le laissez-passer est inutile car Est en aura toujours un à rejouer, soit elle est répartie 5-2 et Est détient le Valet, la Dame ou le Roi sec, ce qui a pour conséquence d'empêcher les adver­saires d'encaisser leurs quatre levées.

En laissant passer, vous leur permettriez de se déblo­quer si la couleur était par exemple répartie ainsi :

          X 6 5 3

R D 8 7 2             9

          A 4

 

Ces situations de blocage adverse sont assez fréquentes et peuvent se reconnaître si l'on analyse avec soin la carte d'entame et que l'on tire les inférences de la non-entame d'une tête de séquence. Exemples :

          9 7 4 3

6                     R

          A 2

 

Ouest ne peut pas avoir D V X 6 (5)

 

          8 7 4 3

5                     R

          A X

 

En principe, Ouest ne peut pas avoir D V 9 5 (2)

 

III- Combien de fois faut-il laisser passer ?

 

Une règle très importante : il n'y a pas de règle, chaque position de cartes doit s'analyser cas par cas.

 

Réfléchissez par vous-même et déterminez les dangers qu'il y aurait à laisser passer avant de prendre votre décision.

Imaginons que vous jouiez en duplicate et donc que votre but ne soit pas les levées supplémentaires et sup­posons que vous n'ayez à jouer que sur une couleur pour gagner votre contrat de 3 Sans-Atout.

Dans ce cas, il faut craindre que l'un de vos adversaires possède cinq cartes dans la couleur d'entame et laisser passer le nombre de fois nécessaire (mais pas plus) pour démunir son partenaire dans cette couleur.

Ceci sera encore plus vrai si un autre retour risque de vous poser des problèmes.

Vous jouez 3 Sans-Atout sur entame du 7 de Pique pour La Dame d'Est.

♠ X 9 4

R V X 4

A 9 8 5

X 2

Face à

♠ A 3 2

A D 2

4 3 2

R D V 9

 

Vous craignez les Piques 5-2. Vous devez passer par l'As de Trèfle. Laissez passer le premier Pique mais prenez le deuxième car, dans l'hypothèse de crainte (la couleur répartie 5-2), Est n'en a plus. Vous éviterez ainsi la contre-attaque à Carreau (meurtrière si vous avez autorisé vos adversaires à réaliser deux levées de Pique).

Les jeux adverses :

♠ R V 8 7 5                 ♠ D 6

9 6 3                     8 7 5

V X 7                     R D 6

8 7                       A 6 5 4 3

 

Modifions légèrement notre exemple :

♠ X 9 4

R V X 4

A 9 8 5

X 3

Face à

♠ A 3 2

A D 2

R 7 5

R D V 9

 

Vous jouez toujours 3 Sans-Atout sur entame du 7 de Pique. Cette fois, dix levées sont réalisables si les adver­saires n'en font pas quatre trop vite. En outre, vous ne craignez pas le switch à Carreau.

Protégez-vous donc contre un partage 4-3 des Piques en laissant passer deux fois l'entame. Ainsi, si l'As de Trèfle est en Est vous réaliserez dix levées sans coup férir et sans aucun risque.

 

Le principe à retenir : Pour ne pas laisser passer sans réfléchir, déterminez la répartition contre laquelle vous voulez lutter tout en envisageant le danger de découverte d'une contre-attaque dans les autres couleurs par les adversaires.

 

IV - Laisser passer avec un arrêt et demi ?

 

Voilà un problème qui se présente fréquemment et qu'il est donc important de savoir résoudre.

Qu'est-ce qu'un arrêt et demi? C'est une combinaison de cartes qui vous permet, si vous prenez l'entame, de conser­ver un arrêt positionnel. Ceci veut dire que vous ne redou­tez désormais plus qu'un seul des deux adversaires.

Exemples :

          6 4 2

7                     R

          A V 5

 

Ou

          8 4 3

6                     X

          R D 5

Si vous prenez, votre arrêt reste protégé chaque fois que l'entameur sera en main. En revanche, si la main vient à droite, en Est, vous êtes transpercé.

Mais, me direz-vous, à quoi cela peut-il servir de laisser passer avec ce genre de teneur ? Considérez la position de cartes suivante :

          9 5 2

A X 8 7 3             D 4

          R V 6

Si vous laissez passer la Dame, Est rejoue le 4 et ne pos­sède plus de carte de communication dans la couleur.

Par la suite, si c'est lui qui prend la main, vous serez à l'abri. En revanche, si c'est Ouest, vous feriez mieux de prendre la première levée. Vous l'avez compris, avant de prendre votre décision, vous devez essayer de savoir à qui vous allez donner la main dans l'affranchissement de vos levées et prendre ou laisser passer suivant les cas. Exemple 1 :

                                          ♠ 3

                                          V 8

                                          R V 9 8 7 5

                                          A R 4 2

♠ A R 9 8 2                 ♠ X 6 5

7 6 5                     D X 9 2

A 2                       6 4 3

D 6 3                     X 9 7

                                          ♠ D V 7 4

                                          A R 4 3

                                          D X

                                          V 8 5

Après une ouverture de 1♠ en Ouest, vous jouez, en Sud, 3 Sans-Atout sur l'entame du 8 de Pique pour le 10 d'Est. Vous devez passer par l'As de Carreau qui est localisé chez l'ouvreur. Prendre la première levée vous assure donc une deuxième tenue puisque c'est à Ouest que vous allez ici donner la main.

Une fois encore, modifions légèrement la donne. Exemple 2 :

                                          ♠ 3

                                          V 8

                                          R V 9 8 7 5

                                          A R 4 2

♠ A R 9 8 6 2               ♠ X 5

7 6 5                     D X 9 2

3 2                       A 6 4

D 6                       X 9 7 3

                                          ♠ D V 7 4

                                          A R 4 3

                                          D X

                                          V 8 5

Vous jouez à nouveau 3 Sans-Atout en Sud, après une ouverture de 2♠ (faible) en Ouest, sur l'entame du 8 de Pique pour le 10 d'Est.

Cette fois, l'As de Carreau est localisé chez Est puisque vous connaissez As-Roi de Pique chez l'ouvreur du 2 faible. Vous devez donc absolument laisser passer la première levée, de façon à démunir Est de son second et dernier Pique.

Sans cette précaution, il transpercerait sans problème votre petit honneur troisième à Pique quand il prendrait la main à l'As de Carreau.

Une remarque s'impose tout de même. Supposons que vous déteniez :

          8 5

3                     V

          R D 4

C'est une situation dans laquelle laisser passer ne sert à rien. Avez-vous deviné pourquoi?

L'entame du 3 montre qu'Ouest n'a pas plus de cinq cartes dans la couleur (règle de la quatrième meilleure à l'entame). En conséquence, Est en détient au moins trois. Si vous laissez passer l'entame, il va rejouer la cou­leur et Ouest va duquer : vous n'aurez donc en rien coupé les communications.

Pire ! Le danger est multiplié par deux puisque les deux adversaires sont maintenant dangereux. Alors qu'en prenant, seul Est devenait l'adversaire à éviter puisque vous disposiez encore d'un arrêt positionnel.

 

Conseil : Analysez avec soin l'ensemble du coup avant de prendre votre décision ! Évaluez notamment la lon­gueur précise de la couleur entamée et la place des honneurs, selon les enchères et l'orientation de vos manœuvres.