Défauts et remèdes de la majeure 5ème. (présentation du livre de J-R Vernes – Bridgeur n°859 - mars 2012)

 

Note de GhBridge : Cet article est une présentation des derniers travaux de « l’homme des levées totales ». A lire pour comprendre et imaginer les systèmes d’enchères à venir.

 

Historique

 

Il y a plus Ce cinquante ans, Jean-René, qui était déjà un universitaire confirmé, décida d’appliquer à l'étude théorique du bridge une approche quantitative, plus précisément statistique. A l’époque, cette approche était novatrice, même en sciences sociales, et le projet parut un peu fou. Pourtant, c’est ainsi qu'en 1966 Jean-René Vernes signa « le bridge moderne de la défense », creuset d’où sortit, les années suivantes, tout le nouveau système d'enchères en compétitives basé sur la fameuse loi des levées totales, créé d'abord par les théoriciens français et américains et adopté ensuite dans le monde entier.

 

Puis Jean-René sut intéresser un autre représentant de l’Université a son projet, en la personne de Bernard Charles, professeur de mathématiques appliquées à Montpellier. Ayant ainsi accès à la fois à des étudiants qui saisissaient les données et aux premières calculatrices intelligentes, Jean-René Vernes et Bernard Charles furent bientôt capables de produire puis de publier des résultats aussi significatifs qu'étonnants.

 

Jean-René Vernes poursuivit ses travaux des années durant, s'adjoignant dans les années 1990 les compétences de François Colin. Quelques années plus tard, la fédération française de bridge accepta d'accueillir François et leur important fichier de donnes à l'intérieur de l'Unité de recherche de l'Université du bridge. Cette collaboration s'interrompit en 2007, après que François eut procuré des éléments de réflexion et des outils de recherche à de nombreuses paires des équipes de France open, juniors ou dames.

Au début de l'année dernière, Pierre Saguet, le nouveau vice-président en charge de l'Université du bridge, souhaita redonner vie à cette cellule de recherche. I1 en fit une commission, ouverte à de nombreux théoriciens et lui assigna pour mission de revisiter le système d'enchères français en se basant sur une approche quantitative. Les premières réunions de la commission servirent à fixer des

sujets d'étude. On obtint des résultats variés et intéressants, qu'il est fort probable que la F.F.B. décide de publier.

 

La balle au bond.

 

De son côté, Jean-René Vernes décida, lui, de saisir la balle au bond et de répondre sur le fond aux interrogations de Pierre Saguet. Il en fit un livre, qu'il mit au point et édita avec l'aide de son ami Jean-Pierre Poitier. Son titre est éloquent : « Défauts et remèdes de la Majeure cinquième ». Le travail entrepris par notre chercheur est particulièrement impressionnant. Se basant toujours sur l'examen des donnes jouées dans les épreuves internationales par les champions français (essentiellement, dans cet ouvrage, en 2004, 2005 et 2006), il commence par recenser les domaines dans lesquels les français ont « maltraité » certaines donnes. Il en tire ensuite des problèmes théoriques généraux et entame une réflexion destinée à les résoudre. Dans un dernier et important effort, il propose des solutions. Bien évidemment, son travail suscitera moult commentaires et maintes critiques. Le travail d'analyse est à peu près incontestable. Il s'appuie

sur un nombre de donnes le plus souvent significatif et les résultats sont démontrables, même quand ils surprennent. Ainsi, quand il en vient à parler de l'ouverture de 1SA, Jean-René Vernes va à l'encontre de bien des idées reçues :

« On considère généralement l'ouverture de 1SA comme doublement efficace, écrit-i1, parce qu’elle constitue un barrage contre les interventions adverses en même temps qu'elle donne au partenaire des renseignements précis sur la force et sur la distribution. Or, il apparaît qu'elle est loin d'être la panacée que l'on croyait. Sur un ensemble de 1935 donnes où l'on ouvre de 1SA à une table et différemment à l'autre, les ouvreurs de 1SA gagnent au total 52 imps, soit pratiquement rien. Toutefois, une analyse détaillée permet de découvrir deux faits essentiels :

-   Tout d'abord, le Sans-atout faible (12-14) est plus efficace que le Sans-atout fort.

-   Ensuite, l'on augmente sensiblement l'efficacité de l'ouverture si l'on exclut les mains comportant quatre Piques. »

 

Voilà qui risque de chagriner les tenants de l'orthodoxie. Mais le pire (ou le meilleur ?) est à venir. En effet en se fondant sur 1e résultat de leurs analyses, nos hardis découvreurs sautent le pas :

«  ..La conclusion résulte de l'ensemble des considérations précédentes. Nous utiliserons l'ouverture de 1SA exclusivement avec les mains régulières de 12-13 points H sans quatre Piques. »

 

Nous touchons le cœur du processus de pensée de l'auteur. A partir de considérations statistiques - qu'il appartiendra à d'autres chercheurs de vérifier et de critiquer, si besoin est -, il propose des solutions qui ont pour unique objet la maximisation de l'efficacité du système. Et ne s'embarrasse d'aucun préjugé ni limite, que ceux et celles que lui impose son imagination. Il s'agit donc bien là d'un travail de créateur, d'autant plus stimulant qu'il s'éloigne des sentiers battus.

 

Hors des sentiers battus.

 

En voici deux autres exemples, qui forcent à repenser des choses qu'on imaginait inscrites dans le marbre depuis (et pour)  la nuit des temps.

Le premier, qui concerne toujours l'ouverture de 1SA, a trait au Stayman. Que nous dit notre penseur original ?

« (Après l'ouverture de 1SA) la suite des enchères dans le bridge classique obéit aujourd’hui à deux principes, le

Texas et le Stayman. I1 n'y a aucune raison de modifier le Texas. Et le Stayman peut se réduire à deux réponses :

2 : je n'ai pas quatre Cœurs.

2 : j'ai quatre Cœurs.

(…) Nous déconseillons vivement de prévoir d’autres réponses au-delà de 2, pour ne pas donner inutilement aux adversaires des renseignements. »

La seconde proposition relève carrément de la déstabilisation révolutionnaire. Quant à l'analyse, 1'auteur part des deux constatations suivantes :

- I1 est dangereux d'ouvrir de 2SA avec 20 points. En face de cette ouverture, on trouvera une main de moins de 6H dans 36% des cas et l'observation des résultats de l'ouverture de 2SA est éclairante : sur seize ouvertures recensées dans la base, les joueurs français ont chuté six fois. Jean-René Vernes écrit :

« I1 n'est pas très utile de parler sur 2SA avec moins de 5-6 points, une force avec laquelle on répond déjà à l'ouverture mineure. Ouvrir de 2SA avec 20 points seulement ne sert donc à rien. »

-   « Le calcul des probabilités montre, d'autre part, que les mains régulières de plus de 24H sont fort rares, ajoute-t-il. Il n'existe aucun exemple dans notre fichier sur plus de 1600 donnes. »

 

Nouveaux principes

 

La conclusion éclate comme un coup de tonnerre dans l'azur : « Nous proposons donc d’ouvrir de 2SA toutes les mains de 21H et plus et nous posons deux principes :

- L'ouverture de 2SA ne débute qu'à 21 points. Les mains de 20 points s'ouvrent de 1 tric en mineure et de 2 avec une majeure cinquième.

- L'ouverture de 2SA n'a pas de limite supérieure. Toutes les mains régulières de 21 points et plus s'ouvrent de 2SA. »

 

Quand je vous parlais de stimulation ! L'avantage de ce procédé est de permettre des développements plus aisés et pertinents après les ouvertures de 2 et 2 puisque celles-ci ne comportent plus de mains régulières. En l'occurrence, Jean-René Vernes va profiter de la place gagnée pour que le répondant annonce s'il possède ou non un singleton. Car, nous dit l'auteur :

« Dans 1'élaboration du système actuel, les théoriciens ont surtout été préoccupés d'annoncer les As. Et on s'aperçoit qu'il est beaucoup plus utile d'annoncer les singletons. Toutes les conventions qui vont suivre reposent sur ce nouveau principe… »

 

Ces quelques exemples suffiront à démontrer l'extraordinaire foisonnement d'idées nouvelles que contient ce petit ouvrage.

Chaque ouverture est ainsi revisitée, pour le plus grand bénéfice probable de ceux qui accepteront de faire évoluer leur système. Le vieux théoricien n'est pas dupe. Il sait bien que « Certains joueurs seront sans doute intéressés par nos suggestions et tentés d'en faire l'expérience. Si celle-ci les déçoit, nos propos seront enterrés. Dans le cas contraire, ils ont des chances de faire tache d'huile. L'avenir seul le dira à un moment où je ne serai sans doute plus là pour le savoir. »

Et c'est pour cela que le jeune homme qui soufflera quatre-vingt-dix-huit bougies cette année a appelé sa nouvelle collection Bridge-Avenir.